Propos recueillis par Clémence Marcher en février 2024.
Bonjour Didier. Membre du conseil d’administration d’AcclimaTerra [ndlr : et Vice-président exécutif depuis le 8 avril 2024], peux-tu te présenter à nos lecteurs ?
Bonjour Clémence, je m’appelle Didier Swingedouw, nom d’origine Flamande qui peut être difficile à prononcer. Je suis climatologue et je m’intéresse à la dynamique du climat, sa variabilité passée, présente et future à diverses échelles de temps. Je suis directeur de recherche CNRS au laboratoire EPOC – Environnements et Paléoenvironnements Océaniques et Continentaux à Bordeaux depuis 2013.
En quoi consiste ton travail de chercheur ?
Mon travail est assez varié. L’objectif d’un chercheur est d’aller à la frontière de ce que l’on connaît déjà et de mieux comprendre les phénomènes en jeu. Dans mon cas, il s’agit des phénomènes climatiques naturels et anthropiques [ndlr : dus aux activités humaines] à diverses échelles de temps et d’espace, en essayant de comprendre les processus bio-géophysiques qui expliquent les variations du climat passé, ainsi que son devenir.
Je co-anime au laboratoire EPOC l’équipe Paléoclimats composée d’environ 20-30 personnes et j’anime aussi une plus petite équipe (4-5 personnes) sur ma propre thématique de recherche, c’est-à-dire la modélisation du climat. J’encadre des doctorants et des post-doctorants. Il faut également se tenir au courant des avancées dans son domaine scientifique par des chercheurs du monde entier, lire des « papiers » [ndlr : un papier dans le jargon scientifique est un article relu par les pairs et publié dans une revue scientifique], aller dans des conférences scientifiques…
Les nouvelles connaissances produites par ce groupe doivent être communiquées via des publications scientifiques. Cette partie est souvent longue, et je relis les articles des gens avec qui je travaille, que ce soit localement mais aussi à l’international. J’écris également mes propres articles quand je trouve le temps de mener moi-même les analyses, ce qui devient rare, du fait du travail d’encadrement et d’animation que je fournis par ailleurs.
A côté de ce travail de production de connaissances, je suis aussi impliqué au sein du Conseil d’Administration d’AcclimaTerra et dans le Réseau de Recherche Innovant (RRI) Tackling où j’essaye de promouvoir et rendre plus accessible les prévisions décennales du climat. C’est un autre aspect de ma recherche qui est cohérent avec le reste, car si on s’intéresse à la variabilité décennale à centennale dans le temps passé c’est aussi parce qu’on aimerait bien la comprendre pour mieux l’anticiper à des échelles futures de 10, 20, 30 ans, des échelles importantes pour l’être humain. Par exemple, 2100 est un horizon nécessaire pour prendre conscience du problème du changement climatique lié aux émissions anthropiques, mais ce n’est peut-être pas le meilleur horizon pour l’adaptation à ce changement climatique. En effet, plus l’horizon est lointain, plus l’incertitude sur le devenir climatique est importante, notamment parce que cela va dépendre de nos émissions à venir. Sur un temps plus court, on peut avoir une meilleure évaluation de ce qui va se passer à l’aide de modèles climatiques qui partent des conditions observées du climat. On a pas mal de résultats fondamentaux intéressants qui montre en effet que partir des conditions observées de l’océan peut améliorer nos capacités prédictives du climat futur.
En revanche, en tant que modélisateur, je ne suis pas beaucoup dans des approches observationnelles mais j’interagis beaucoup avec des collègues qui produisent de la donnée, pour les climats anciens notamment au sein de l’équipe Paléoclimats. Ces données sont extrêmement importantes pour mon travail car elles reflètent la réalité contrairement aux simulations numériques, lesquelles essaient de s’en approcher, mais restent théoriques par nature. Une de mes activités consiste aussi à évaluer les modèles en les confrontant avec ces observations du passé et à voir ce que l’on peut en déduire pour les projections futures.
Étant assez proche de ces collègues et comme cela m’intéresse, je vais quelques fois sur le terrain. Par exemple à l’automne 2023, je suis allé faire un forage dans un lac d’Andalousie dans le cadre d’un projet qui essaye de reconstruire les variations climatiques de l’Holocène c’est-à-dire les derniers dix mille ans, à une très haute résolution temporelle (saisonnière). Ce sont des lacs très particuliers avec un fort taux de sédimentation et où les sédiments sont dits varvés c’est-à-dire très marqués entre les couches de sédiments hivernaux et estivaux déposés chaque année. J’ai aussi participé en 2010 à une mission océanographique. Nous sommes partis de Brest pour aller jusqu’à la pointe du Groenland. Pendant un mois, nous avons mesuré le courant AMOC (cf encadré) en temps réel de la surface au fond marin sur des coordonnées précises. Ces données réelles permettent de voir les faiblesses, les limites de nos modèles et nous permettent d’essayer de les améliorer.
Par quelle formation es-tu arrivé à ce métier ?
De formation je suis modélisateur. J’ai fait une thèse en modélisation du climat sur un modèle couplé océan-atmosphère pour essayer de comprendre la dynamique de la circulation océanique de grande échelle appelée AMOC et souvent simplifiée à tort sous le terme gulf stream. C’est en fait une circulation bien plus complexe qui comprend presque l’ensemble des courants du globe et où l’Atlantique Nord est vraiment un point névralgique (cf encadré). Nous savons que cette circulation va diminuer dans le futur mais nous ne savons pas de combien et si elle est déjà en train de diminuer. Avant d’arriver en thèse, j’ai fait une classe préparatoire scientifique PCSI puis PSI à Rouen. D’ailleurs pour la petite anecdote, Thomas Pesquet était dans la promotion antérieure à la mienne. J’ai ensuite fait l’ENSTA [ndlr : École Nationale Supérieure de Techniques Avancées] à Paris. En parallèle de ma dernière année, j’ai suivi le Master Sciences de l’océan, de l’atmosphère et du climat à Sorbonne université. J’ai ensuite poursuivi en thèse au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE), le laboratoire de Jean Jouzel et Valérie Masson-Delmotte entre autres. C’est un laboratoire où il y a pas mal de glaciologie et où l’assemblage des modèles océan et atmosphère a eu lieu. Il fait désormais partie de l’Institut Pierre Simon Laplace (IPSL) qui fut dirigé par Hervé Le Treut entre 2008 et 2019. Cette thèse a donc été mon point de départ, puis j’ai eu envie de me confronter à des observations.
Qu’est-ce que l’AMOC ?
Les eaux de notre planète circulent par le biais de la circulation thermo-haline c’est-à-dire par un ensemble de courants (cf figure) dont fait partie l’AMOC ou Atlantic Meridional Overturning Circulation – circulation méridienne de retournement atlantique. Ce courant part du golfe du Mexique et transporte de l’eau chaude et salée. En remontant vers le Groenland, cette eau se refroidit, devient donc plus dense et « coule » jusqu’à rejoindre les courants profonds qui eux vont vers l’équateur. Cela forme une boucle appelée circulation de retournement.
Dans les sciences du climat c’est quelque chose de compliqué, car nous en avons beaucoup sur les périodes récentes c’est-à-dire depuis 1850 et l’apparition du thermomètre généralisé, mais quand on étudie le climat, on a assez vite besoin de périodes assez longues. C’est là où l’étude des paléoclimats c’est-à-dire la reconstruction des climats du passé, est très utile. C’est naturellement que je m’y suis intéressé au cours de mes deux post-doctorats à Louvain en Belgique et à Toulouse au laboratoire CERFACS , puis quand je suis devenu chercheur CNRS. Depuis mon arrivée au laboratoire EPOC à Bordeaux, je cherche à développer de nouvelles thématiques sur le climat notamment. Je me concentre sur la période Holocène pour essayer de comprendre les variations climatiques naturelles ou la réponse à des forçages externes, comme les éruptions volcaniques.
A quel moment de ta carrière et pourquoi t’es-tu tourné vers la thématique du changement climatique ?
Au début j’ai été attiré par l’océanographie, notamment la compréhension des courants marins. En fait, un peu plus jeune, j’ai rejoint mon père un été à Tahiti, là où il travaillait. Entouré d’océan et en cette année 1997, celle du début d’un des plus gros épisodes El niño de l’histoire contemporaine, m’ont fait m’intéresser à l’océanographie. C’était juste avant d’entrer en classe préparatoire. Au cours de ces deux années qui suivirent, nous avions des Travaux d’Initiatives Personnelle Encadrés (TIPE) et assez naturellement je me suis tourné vers ces phénomènes. Cela m’a vite plus attiré que le métier d’ingénieur. J’ai ensuite choisi l’ENSTA à Paris qui est l’ancien génie maritime. C’est une école d’ingénieur généraliste où nous pouvions choisir des cours d’océanographie. C’est là, lors d’un cours donné par un ingénieur d’EDF, qu’on m’a vraiment parlé du changement climatique pour la première fois et donné des éléments clairs sur les risques et enjeux associés. C’était au début des années 2000. On commençait à parler du changement climatique mais pas autant que maintenant. Il faut se rappeler que la mise en place du GIEC c’est 1988. Les rapports étaient moins affirmatifs à l’époque car le changement était en cours et il y avait plus d’incertitudes. Je voulais faire de la recherche mais pas que de la recherche fondamentale, être utile. J’ai couplé mon intérêt pour l’océanographie et les enjeux du changement climatique, c’est comme ça que je suis rentré assez naturellement vers la modélisation du climat qui était balbutiante à l’époque en France. Les premiers modèles couplés océan-atmosphère (modèles climatiques qui fournissent les projections à l’horizon 2100) voyaient le jour et il restait encore beaucoup de questions en suspens dont « comment va évoluer l’AMOC ? ». De mon point de vue, l’horizon 2100 est très incertain quantitativement. On sait que ça va se réchauffer mais comment ? de combien ? Plusieurs incertitudes subsistent, d’abord parce qu’on ne sait pas exactement combien on va émettre de gaz à effet de serre, ensuite parce que les différents modèles ne sont pas d’accords entre eux, sur des aspects plus techniques, et encore davantage à l’échelle locale. C’est pourtant cette échelle qui nous intéresse. En plus, il peut y avoir de la variabilité naturelle comme les courants marins, la circulation atmosphérique. C’est pour cela que la durée décennale est intéressante car à échéance de dix ans on n’a guère d’incertitudes sur les émissions de gaz à effet de serre à venir. Les deux autres sources d’incertitudes sont liées aux modèles et à la variabilité interne. Cette variabilité interne on peut essayer de la réduire en partant au plus près des conditions initiales observées.
Pourquoi t’es-tu engagé au sein d’AcclimaTerra et notamment dans le conseil d’administration de l’association ?
Même si la recherche fondamentale est passionnante, j’ai toujours eu envie d’être utile. Cela m’a amené à contribuer au rapport spécial du GIEC en 2019 sur les océans et la cryosphère (chapitre 6 Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate). C’est un travail à une échelle macro, au croisement des différents groupes de travail du GIEC, contrairement aux rapports classiques, et donc avec toujours en filigrane les impacts, ce que les changements à venir représentent en termes de vulnérabilité… J’ai beaucoup appris à ce niveau-là. Qu’est-ce que le risque ? Qu’est-ce que les aléas climatiques ? Comment cela peut impacter les gens ? Il faut se rendre compte que chaque phrase présente dans les rapports est soupesée par une très très grande communauté. Et puis, assez naturellement quand on est climatologue, on est amené à faire pas mal de conférences donc quand je suis arrivé sur le campus, AcclimaTerra m’a tout de suite attiré et intéressé. L’interaction d’AcclimaTerra à l’échelle locale est très intéressante, c’est pour ça que quand j’ai eu l’opportunité de pouvoir faire entendre ma voix sur la manière de procéder, je l’ai saisi.
A tes yeux, quel est le rôle que doit jouer AcclimaTerra dans le contexte actuel ?
Poursuivre sa mission de diffusion des connaissances et de lutte contre les idées fausses qui circulent. Il y a encore beaucoup de Français qui doutent, c’est donc important. Et puis, on le voit également, les enjeux climatiques rentrent de plus en plus dans les manuels scolaires, leur prise en compte devient de plus en plus claire et je le vois aussi dans mes enseignements. Les jeunes savent déjà beaucoup de choses. AcclimaTerra doit avoir un rôle d’accompagnement, ce qui a commencé à être fait avec les cahiers thématiques. Il faut poursuivre dans cette voie de diffusion et décliner les questions d’adaptation ou d’atténuation de manière plus proactive pour aller au-delà de l’anticipation. AcclimaTerra avait également commencé à avoir ce rôle de coordination de recherche repris depuis par Futurs-ACT et le RRI Tackling. C’est peut-être une évolution à réfléchir tous ensemble.
Pour en savoir plus sur l’AMOC :
- « Le Gulf Stream va-t-il sauver l’Europe du changement climatique ? » article rédigé par des scientifiques du CNRS et publié sur Bonpote https://bonpote.com/le-gulf-stream-va-t-il-sauver-leurope-du-changement-climatique/
- Infographie issue de cet article https://www.insu.cnrs.fr/fr/Gulf-stream-et-climat